"J' erre, minable" récit zolien, takumarique et bretonnant!
Publié : Ven 05 Sep 2008 13:04
Ah que les Canonistes ont vous doit beaucoup, amis Sonystes : Sans l'annonce de votre FF hte déf, prise HDMI et tout ça, Canon s'endormait sur ses lauriers et ne sortait pas ce 7 D qui me fait saliver tel le boxer moyen devant un os à moelle.
Je me permets donc de vous adresser, en témoignage de gratitude, ce pauvre récit imité de Zola et quelques autres. Il est en grande partie inédit sur le net.
S'il vous fait sourire par endroits, je n'aurai pas vécu en vain.
Essuyez une larme, fermez le ban et faites peter la poire!
Amicalement JL
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"J'erre, minable"
Récit
takumarique et bretonnant
A Odile et Ti-Zef
« J’avais toujours cru
s’écria Melle de Kerkabon,
que le français était la plus belle
de toutes les langues
après le bas-breton »
(Voltaire L’Ingénu)
Chapitre 1
Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, qu’éclairait seulement le mince croissant de lune sortant furtivement d’une mer de nuages, une frêle silhouette vacillait sur le chemin des falaises qui mène de Goémon sur Lisier à Ploumenech sous Varech. Penchée en avant, pour mieux résister aux bourrasques qui s’acharnaient sur elle, la jeune femme progressait lentement entre les bruyères. Prise et roulée dans un tourbillon qui l’aveuglait, elle titubait, semblant devoir s’écrouler à chaque pas. Elle avançait pourtant, d’un effort obstiné, tirant derrière elle un chariot métallique d’hypermarché aux roulettes désaxées grinçant sinistrement. Une bâche le recouvrait presque entièrement, soulevée, à l’avant par la grosse corde qu’elle s’était enroulée autour du ventre, pour traîner avec elle, par les chemins défoncés, ses dérisoires trésors. Un coupe-vent en loques ne parvenait pas à la protéger des rafales qui lui cinglaient les reins. Sur son épaule droite, un oiseau noir, un corbeau sans doute, dont une patte manquait, s’agitait frénétiquement, battant des ailes pour garder son équilibre et claquait furieusement du bec. Elle tourna vers lui un visage très jeune déjà marqué par des rides. Très brune, les yeux vifs, jolie assurément, pour qui aurait su découvrir l’éclat de ses vingt ans dans ce visage buriné par la fatigue et les privations, elle parlait d’une voix rauque, proche des sanglots :
- Oh oui, c’est un climat qui ne donne guère envie d’y passer ses vacances, Kléber ! Plassans te manque autant qu’à moi, je le sais, mais on va où il y a du travail, sais-tu, car, sans travail, ta mangeoire ne se remplira guère. Tu comprends ça, toi ? »
- Kroooarrr, kroaaarrr ! lança Kleber, pour signifier son accord.
Le faux plat de Kerleven-le-Menhir franchi, la jeune femme se redressa pour reprendre son souffle et jeta autour d’elle un regard incrédule. Le tableau qui s’offrait à elle lui arracha un léger cri d’admiration. Sortie des nuages, la lune brillait intensément, illuminant l’océan dont les vagues battaient furieusement les découpures acérées des falaises de granit. Au loin, sur la gauche, l’œil cyclopéen d’un phare palpitait dans la brume, d’une lueur rougeâtre. Mais le regard de la jeune femme revenait toujours à l’immense océan agité d’un lent frémissement, comme si un volcan eût été là, préparant son éruption. Elle distingua vaguement, vers la sortie de la baie, trois feux, un rouge, un vert, un blanc, qui semblaient danser sur les vagues, mystérieusement suspendus au-dessus des flots, et il lui fallut du temps pour comprendre qu’un chalutier était là, mouillant ses filets.
- Oh, superbe ! s’exclama-t-elle, avant de fouiller sous la bâche. Elle en sortit un sac de plastique fermé d’un simple élastique, l’ouvrit, se redressa tenant avec précaution un appareil
photographique qu’elle approcha de son visage. C’était un engin d’allure rustique, une boîte aux angles vifs, au cuir se décollant par endroits, au métal zébré de rayures entre lesquelles on pouvait lire, « Praktica Nova B », en lettres à demi-effacées : elle ôta avec grand soin le bouchon d’objectif sur la couronne duquel s’affichait « Domiplan 50 mm F2,8 », essuya l’humidité de la lentille et entreprit de positionner l’appareil sur un dolmen qui regardait l’Océan. Cela dura longtemps, il lui fallut trouver des fragments de silex pour qu’il fût bien horizontal et restât stable, malgré le vent qui redoublait de violence. Elle y parvint enfin, procéda aux réglages de lumière, vérifia une dernière fois l’angle de vue en s’agenouillant derrière l’énorme rocher, intimement collée à la pierre comme si elle eût participé à quelque culte barbare, puis pressa le déclencheur quand une rafale plus enragée que les autres balaya l’appareil. La jeune femme avait eu un geste incontrôlé pour le saisir et, dans le mouvement, son coude heurta le chariot dont elle s’était détachée qui se mit à dévaler dans les bruyères avant de basculer par dessus la falaise. Elle était restée sans réaction, pétrifiée par le désastre. C’était son avenir qui venait de basculer lui aussi, avec son agrandisseur noir et blanc et tout le matériel de laboratoire l’accompagnant, avec, surtout, ses chères revues photographiques soigneusement annotées : la collection entière de « Traqueurs d’Images » venait de basculer dans les flots, les tests de Nanor, auxquels elle vouait une foi aveugle, les éditos musclés de CMG, qu’elle pouvait se réciter mot à mot, à force de les avoir médités pour en dégager toute la profondeur de pensée. Kléber lui-même semblait conscient de l’étendue de la perte et frottait tristement son bec contre la joue de la jeune femme ravagée par les larmes.
C’était le dernier coup ! Mais qu’avait-elle donc fait au bon Dieu pour être ainsi torturée jusqu’à la fin ?
Les dernières semaines, avec le cortège d’horreurs qui les avait accompagnées, lui revinrent en mémoire. Prise brusquement d’une résolution désespérée, elle se leva, fit un pas en avant, animée d’une décision farouche. Face au vide, la tête lui tourna, un vertige la saisit : elle resta prise d’un frisson, mais, du fond de l’abîme, de suaves voix de femmes étaient là, qui l’encourageaient : « Laisse-toi aller, Odile. À présent, tu n’as plus rien à redouter des hommes : nul ne pourra jamais plus te faire souffrir ! Ce que tu vas trouver ici, c’est le portique ouvert sur les Cieux inconnus, c’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre, où tu pourras manger et dormir et t’asseoir ! ». S’abandonnant au charme, elle allait se laisser couler à l’abîme ; déjà elle basculait, lorsqu’elle se sentit saisir par une poigne irrésistible qui la tirait en arrière, tandis qu’un voix de basse lançait, entre deux hoquets empuantis d’alcool« « Reste avec nous, la belle, une gentille môme balancée comme tu l’es, sûr que ça peut encore servir ! » Puis ce fut tout. Elle s’évanouit, sentant vaguement qu’on dégrafait son chemisier, malgré les coups d’aile furieux de Kléber qui cherchait à s’interposer.
(à suivre)
Je me permets donc de vous adresser, en témoignage de gratitude, ce pauvre récit imité de Zola et quelques autres. Il est en grande partie inédit sur le net.
S'il vous fait sourire par endroits, je n'aurai pas vécu en vain.
Essuyez une larme, fermez le ban et faites peter la poire!
Amicalement JL
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"J'erre, minable"
Récit
takumarique et bretonnant
A Odile et Ti-Zef
« J’avais toujours cru
s’écria Melle de Kerkabon,
que le français était la plus belle
de toutes les langues
après le bas-breton »
(Voltaire L’Ingénu)
Chapitre 1
Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, qu’éclairait seulement le mince croissant de lune sortant furtivement d’une mer de nuages, une frêle silhouette vacillait sur le chemin des falaises qui mène de Goémon sur Lisier à Ploumenech sous Varech. Penchée en avant, pour mieux résister aux bourrasques qui s’acharnaient sur elle, la jeune femme progressait lentement entre les bruyères. Prise et roulée dans un tourbillon qui l’aveuglait, elle titubait, semblant devoir s’écrouler à chaque pas. Elle avançait pourtant, d’un effort obstiné, tirant derrière elle un chariot métallique d’hypermarché aux roulettes désaxées grinçant sinistrement. Une bâche le recouvrait presque entièrement, soulevée, à l’avant par la grosse corde qu’elle s’était enroulée autour du ventre, pour traîner avec elle, par les chemins défoncés, ses dérisoires trésors. Un coupe-vent en loques ne parvenait pas à la protéger des rafales qui lui cinglaient les reins. Sur son épaule droite, un oiseau noir, un corbeau sans doute, dont une patte manquait, s’agitait frénétiquement, battant des ailes pour garder son équilibre et claquait furieusement du bec. Elle tourna vers lui un visage très jeune déjà marqué par des rides. Très brune, les yeux vifs, jolie assurément, pour qui aurait su découvrir l’éclat de ses vingt ans dans ce visage buriné par la fatigue et les privations, elle parlait d’une voix rauque, proche des sanglots :
- Oh oui, c’est un climat qui ne donne guère envie d’y passer ses vacances, Kléber ! Plassans te manque autant qu’à moi, je le sais, mais on va où il y a du travail, sais-tu, car, sans travail, ta mangeoire ne se remplira guère. Tu comprends ça, toi ? »
- Kroooarrr, kroaaarrr ! lança Kleber, pour signifier son accord.
Le faux plat de Kerleven-le-Menhir franchi, la jeune femme se redressa pour reprendre son souffle et jeta autour d’elle un regard incrédule. Le tableau qui s’offrait à elle lui arracha un léger cri d’admiration. Sortie des nuages, la lune brillait intensément, illuminant l’océan dont les vagues battaient furieusement les découpures acérées des falaises de granit. Au loin, sur la gauche, l’œil cyclopéen d’un phare palpitait dans la brume, d’une lueur rougeâtre. Mais le regard de la jeune femme revenait toujours à l’immense océan agité d’un lent frémissement, comme si un volcan eût été là, préparant son éruption. Elle distingua vaguement, vers la sortie de la baie, trois feux, un rouge, un vert, un blanc, qui semblaient danser sur les vagues, mystérieusement suspendus au-dessus des flots, et il lui fallut du temps pour comprendre qu’un chalutier était là, mouillant ses filets.
- Oh, superbe ! s’exclama-t-elle, avant de fouiller sous la bâche. Elle en sortit un sac de plastique fermé d’un simple élastique, l’ouvrit, se redressa tenant avec précaution un appareil
photographique qu’elle approcha de son visage. C’était un engin d’allure rustique, une boîte aux angles vifs, au cuir se décollant par endroits, au métal zébré de rayures entre lesquelles on pouvait lire, « Praktica Nova B », en lettres à demi-effacées : elle ôta avec grand soin le bouchon d’objectif sur la couronne duquel s’affichait « Domiplan 50 mm F2,8 », essuya l’humidité de la lentille et entreprit de positionner l’appareil sur un dolmen qui regardait l’Océan. Cela dura longtemps, il lui fallut trouver des fragments de silex pour qu’il fût bien horizontal et restât stable, malgré le vent qui redoublait de violence. Elle y parvint enfin, procéda aux réglages de lumière, vérifia une dernière fois l’angle de vue en s’agenouillant derrière l’énorme rocher, intimement collée à la pierre comme si elle eût participé à quelque culte barbare, puis pressa le déclencheur quand une rafale plus enragée que les autres balaya l’appareil. La jeune femme avait eu un geste incontrôlé pour le saisir et, dans le mouvement, son coude heurta le chariot dont elle s’était détachée qui se mit à dévaler dans les bruyères avant de basculer par dessus la falaise. Elle était restée sans réaction, pétrifiée par le désastre. C’était son avenir qui venait de basculer lui aussi, avec son agrandisseur noir et blanc et tout le matériel de laboratoire l’accompagnant, avec, surtout, ses chères revues photographiques soigneusement annotées : la collection entière de « Traqueurs d’Images » venait de basculer dans les flots, les tests de Nanor, auxquels elle vouait une foi aveugle, les éditos musclés de CMG, qu’elle pouvait se réciter mot à mot, à force de les avoir médités pour en dégager toute la profondeur de pensée. Kléber lui-même semblait conscient de l’étendue de la perte et frottait tristement son bec contre la joue de la jeune femme ravagée par les larmes.
C’était le dernier coup ! Mais qu’avait-elle donc fait au bon Dieu pour être ainsi torturée jusqu’à la fin ?
Les dernières semaines, avec le cortège d’horreurs qui les avait accompagnées, lui revinrent en mémoire. Prise brusquement d’une résolution désespérée, elle se leva, fit un pas en avant, animée d’une décision farouche. Face au vide, la tête lui tourna, un vertige la saisit : elle resta prise d’un frisson, mais, du fond de l’abîme, de suaves voix de femmes étaient là, qui l’encourageaient : « Laisse-toi aller, Odile. À présent, tu n’as plus rien à redouter des hommes : nul ne pourra jamais plus te faire souffrir ! Ce que tu vas trouver ici, c’est le portique ouvert sur les Cieux inconnus, c’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre, où tu pourras manger et dormir et t’asseoir ! ». S’abandonnant au charme, elle allait se laisser couler à l’abîme ; déjà elle basculait, lorsqu’elle se sentit saisir par une poigne irrésistible qui la tirait en arrière, tandis qu’un voix de basse lançait, entre deux hoquets empuantis d’alcool« « Reste avec nous, la belle, une gentille môme balancée comme tu l’es, sûr que ça peut encore servir ! » Puis ce fut tout. Elle s’évanouit, sentant vaguement qu’on dégrafait son chemisier, malgré les coups d’aile furieux de Kléber qui cherchait à s’interposer.
(à suivre)